Gagner sa croûte au Caire
Depuis un bon demi-siècle, le Caire s'est inventé un insolite moyen de distribution du pain. Des funambules à vélo surgissent comme des étoiles filantes au beau milieu de la circulation trépidante, tenant d'une main une planche de bois calée sur leur tête avec plusieurs centaines de galettes de pain et de l'autre leur guidon.
TEXTES
Claude MARTHALER
PHOTOS
C. Marthaler, D. Clément, R. Jochaud, N. Pellegrinelli
Grâce au soutien de
claudemarthaler.ch
Il est minuit, le Caire s’éveille. Le chalumeau du forn baladi (boulangerie) des frères Fathy crache le feu. Le farran enfourne sa palette en répétant un geste accompli depuis des millénaires. Un chat ronronne, blotti contre le four. Les galettes de pain gonflent à la chaleur. Il règne une atmosphère d’aube du monde dans cette antre où le mot eich, d’origine égyptienne, est un synonyme de « pain » et de « vie ».
Celui que l’on nomme ici le raïs (chef), assis en tailleur, plonge sa main droite dans un large récipient de pâte préparée la veille. La gueule enfarinée jusqu’aux cils, il forme une boule comme Dieu la terre. Puis, d’un geste leste, il la saupoudre. Une à une, elles atterrissent alors d’un bruit étouffé sur une planche de bois parsemée de son.
Sur une planche qu’il pose sur sa propre tête, son compagnon les emporte vers le four en effleurant le sol poussiéreux de ses pieds nus. Il flotte comme une ombre furtive dans son ample djellaba.
Le second, cigarette au bec, les récupère tout chauds à la sortie du four. Ainsi va le cycle de la vie, presque monacal, réglé comme du papier à musique, auquel il manque juste le cliquetis de la bicyclette…
A l’heure où le raïs s’octroie une pause en compagnie de son narguilé qui gargouille, Hamada s’extrait de sa dure couche de bois recouverte de carton en se frottant les yeux. En sirotant une tasse thé et en tirant sur une cigarette, …
…il commence à penser aux six cent galettes de pain baladi (45 kilos) qui l’attendent. Elles sont disposées élégamment sur l’« avion », le mot choisi dans la profession pour évoquer la sorte d’échelle, longue de plus de deux mètres et couverte de « cages », des treillis en bois de palme.
Le tayyar (pilote) ceint un turban autour de son crâne dont le sommet fait apparaître au grand jour un trou béant dans sa chevelure noire : un cratère indélébile qui certifie à lui seul ses nombreuses années d’expérience de livreur de pain. Un boulanger l’aide à placer l’avion sur sa tête.
Puis, d’une main, Hamada pousse sa lourde bicyclette indienne hors de cet havre de paix et de l’autre saisi son zinc. Prêt au décollage, il s’élance alors sur le chemin de terre battue de son quartier populaire, tout en basculant sa jambe droite par-dessus la double-barre de son vélo, un « pasha ».
A 29 ans, Hamada est un véritable virtuose. Il joue de sa bicyclette comme d’un instrument de musique, défiant à chaque tour de roue les lois de l’équilibre et de la circulation. Sa frêle silhouette de derviche tourneur de pédales zigzague sans répit, lui assurant au millimètre près, une enfilade inopinée dans le moindre interstice.
Le voilà virevoltant dans le bouillonnement de la bien nommée « mère du monde », une fourmilière de vingt millions d’habitants, éruptive et suffocante. Avec une maîtrise phénoménale, ce contorsionniste ajuste sans cesse le haut de son corps, enfonçant tour à tour ses épaules dans l’air vicié, pour garantir le vol parfaitement horizontal à son avion qui survole en maître le trafic chaotique.
Au-dessus de la mêlée, Hamada s’appuie d’un pied sur un capot ou actionne l’une de ses poignées de frein qui entraîne un système de quatre sonnettes. À chaque seconde surgit de nulle part un piéton, un marchand ambulant de patates douces, le ramasseur d’ordures, un vendeur de légumes ou un chauffeur fou de micro-bus.
Il parle, crie, siffle, fais signe à un chauffeur distrait. Sa tâche est pharaonique, sa bravoure et sa prouesse quotidiennes. « Yes, I can do that ! » proclament les mots, incompréhensibles à ses yeux, inscrits sur son T-shirt. Si vous en doutez encore, il vous apportera même un verre de thé fumant au bout de son avion !
Toutefois, les livreurs de pain sont complètement exposés : à la moindre inattention, ils risquent une chute au péril de leur vie. S’il pressentent une collision inéluctable, ils jettent leur avion pour épargner leur nuque. Au langage des signes, les automobilistes cairotes se montrent toujours fair-play et jamais énervés par les rétroviseurs que les livreurs de pain embrochent fréquemment de leur guidon coudés pour se frayer de justesse un passage trop étroit pour une moto. Les agaleti remontent n’importe quelle rue à contresens, par la droite ou par la gauche, sans que personne d’ailleurs ne s’y oppose, pas même la police.
Les livreurs de pain partagent un code de solidarité informel : si l’un d’eux vient à tomber malade ou est percuté, un autre le remplace au pied levé. Dans de telles situations, les badauds s’activent spontanément à ramasser les galettes et à les restituer au cycliste. Le pain sera livré croustillant, aujourd’hui encore, à un stand ambulant de falafel ou à un restaurant, dans un rayon de cinq kilomètres. Mektub, c’est écrit !
Bien que l’Egypte soit un pays de mangeurs de pain, l’association de l’usage du vélo au signe extérieur de pauvreté marginalise les agaleti. Paradoxalement, s’ils constituent aux yeux des Cairotes un élément constitutif du paysage urbain, leur omniprésence sur la voie publique les banalise.
Comme tous les autres livreurs, Hamada est illettré et est venu à la ville, car ici, il gagne l’équivalent de sept à neuf euros par jour, soit le double des revenus d’un paysan à la campagne. Père de deux jeunes enfants, Hamada s’imagine exercer son activité jusqu’à l’âge de cinquante ans, à la recherche éperdue de son centre de gravité.
Depuis la révolution, la figure emblématique du livreur de pain a tout de même connu une gloire éphémère sur les murs du Caire grâce aux graffiti d’agaleti du célèbre artiste Ganzeer. Depuis cette photo datant de décembre 2012, le graffiti de Ganzeer a certainement été supprimé suite au coup d’état d’Abdel Fattah al-Sissi le 3 juillet 2013. ganzeer.com
Ce reportage a été réalisé par (de gauche à droite) : Claude Marthaler et Raphaël Jochaud, avec la collaboration de Ruth Vandewalle, interprète arabe-anglais et de Hamada, livreur de pain. Enfin, rien n’aurait pu voir le jour sans les mains expertes de Mahmoud, mécanicien emblématique du quartier…
Il a donné naissance à un film que nous vous laissons savourer… comme du bon pain !
Voir le film Bike for bread