Instantanés de Toscane
Dans ce récit fictionnel d'inspiration réelle, Damien vous emmène sur les pistes de l'Eroica, vivre une journée de gravel bike en Toscane aux côtés d'Adèle, comme si vous y étiez ! Condensé de sensations, de couleurs et de saveurs, la Toscane est une destination majeure du cyclisme et du cyclotourisme. Après avoir lu cet article, vous comprendrez pourquoi...
TEXTES ET PHOTOS
ILLUSTRATION
Céline OLLION TOSCANI
Rubrique
Imaginaire & découverte
Grâce au soutien de
Quand le mâle de la Nette rousse vire de bord sur ses ailes, l’horizon terrestre devient une ligne médiane verticale qui tranche le monde. Comme un couteau fendrait un fruit. D’un côté, un camaïeu de bleus opalins veiné de blanc et irisé d’oranges fauves, c’est le ciel d’Italie à l’aube. D’un autre, un vallonnement douillet de petits monts verdoyants sur lesquels s’étend langoureusement une brume vespérale. En émergent des rangs de cyprès tendus vers le zénith comme autant de doigts feuillus. Et puis d’imposantes bâtisses domaniales faites de briques. L’entrelacs qui connecte voluptueusement cette constellation est un réseau scintillant de routes blanches, les Strade Bianche.
La Toscane s’éveille au monde.
Véritable composition géographique, topographique, et architecturale, où le dispute la main de l’homme à celle des Dieux, cette région d’Italie semble s’incarner à chaque instant dans une perpétuelle et pourtant changeante carte postale idyllique.
La Nette rousse, ce canard qui colonise essentiellement les régions d’Asie centrale, ne s’y est pas trompé en investissant les lieux. Au cœur de l’Italie se tapit un patrimoine au juste équilibre entre zones naturelles alanguies de chaleur mais prospères et créations humanoïdes ancestrales à l’élégance toute latine. L’oiseau au plumage de feu plonge vers un lac où égayer son menu conventionnel de plantes aquatiques, d’un petit poisson frétillant. La rive en est bordée d’une de ces routes blanches, ces “strade bianche” qui font désormais figure d’emblème culturelle locale.
Il y a là cinq cyclistes juchés sur des vélos gravel, et nous nous intéresserons rapidement à leur expérience, leurs sensations, leurs impressions à parcourir ces sinusoïdes minérales aux degrés ardus. Parlons d’abord un peu plus de ces routes blanches que l’on vient arpenter depuis le monde entier. Et qui dépareillent, osera-t-on le dire, dans le paysage toscan par leur apparence immaculée, comme les longs filaments de pages vierges d’une histoire qui reste à narrer.
La Toscane a peu ou prou l’allure d’un triangle fiché en Italie centrale, entre la partie nord de la mer Tyrrhénienne et les Apennins, cette petite sœur des Alpes. Elle comprend aussi un groupe d’îles appelé l’archipel toscan. Circonvenue et pénétrée par les grandes chaînes de montagnes et quelques plaines très fertiles, la région a un relief dominé par des pays vallonnés qui rendent ardue son exploitation agricole pourtant poussée.
Au cœur de ce patchwork fertile, le Val d’Orcia et le Chianti sont des denses réticules de routes blanches qui se déploient sur des milliers de kilomètres dans la campagne toscane. Les premières remontent au IIe et IIIe siècles av. J.-C., quatre grandes voies romaines partant de Rome. Fendant les remous de l’Histoire, notre triangle voit se succéder des dominations germaniques, françaises, et d’autres, à travers les âges, jusqu’à ce que Florence soit établie capitale du royaume d’Italie – excusez du peu – au 19ème siècle. La région a reçu pas moins de huit inscriptions de l’Unesco au titre de sites du patrimoine de l’humanité, dont les incontournables Val d’Orcia, les villages stupéfiants de Pienza et San Gimignano et Sienne la chevaleresque.
Pourquoi ces routes blanches ?
Ce sont des chemins de terre historiques de gravier calcaire concassé, typique de la zone. La légende veut que le réseau ait particulièrement fleuri au Moyen-Âge et lors de la grande prospérité de la Toscane sous la houlette pluricentenaire des Médicis, à une époque lointaine où la richesse de la République florentine fut telle, qu’architectes et bâtisseurs organisaient, murmure-t-on, le paysage selon leur bon vouloir et les critères esthétiques des puissants. De nos jours, il se raconte que l’administration toscane rechigne à goudronner ces routes emblématiques, devenues trésor national. Grand bien lui fasse. Il s’y savoure un air de voyage épique qui jamais ne s’éloigne trop pourtant de la civilisation latine méditerranéenne – délicat équilibre entre le frisson de l’aventure et les agapes de la culture.
Figurons-nous l’épopée
Voici Adèle, qui lève les yeux de son guidon pour voir une Nette rousse pourfendre l’azur et venir accoster ce petit lac qu’elle contourne d’un pédalage soutenu. Adèle a des jolies lunettes rondes à la monture épaisse qui encerclent ses yeux, de grandes billes écarquillées qu’elle pose sur le planisphère terrestre et ses occupants avec un air de perpétuel ravissement. Adèle a les jambes courtes et fuselées d’une athlète passionnée qui consacre l’essentiel de son temps à chevaucher sa monture. Sa monture justement, parlons-en : c’est un gravel bike à la livrée fauve qui rappelle les briques de terre des édifices toscans. Le cadre est orné de sacoches à l’épais tissu chamarré façon treillis militaire camouflage.
Adèle mâchouille d’un air concentré alors qu’elle s’active sur son vélo adoré : c’est que crisse sous ses dents bien alignées, aussi blanches que les routes toscanes empruntées, le calcaire de ces dernières que la chevauchée cyclopède propulse dans l’air printanier.
La cycliste a le dos, les fesses, la nuque, les mollets aussi, maculés de traînées de boue glanées ce matin, au hasard des flaques molles et opaques qu’un orage matinal a essaimées par la campagne. Elles forment sur son corps tonique habillé de lycra des géométries aériennes, comme autant d’estuaires, de fleuves asséchés ou de rivières tortueuses qui seraient vus depuis le ciel. Adèle veille à ne pas empoigner trop fermement son guidon, et à laisser son engin libre de vibrionner à sa guise sur les micro-reliefs de la route blanche, qui la secouent en saccades. Elle sent des doigts éoliens se glisser sous son casque et chatouiller son cuir chevelu avec l’espièglerie d’un enfant, du moins c’est ainsi qu’elle se le représente : à vélo, le vent devient vite un ennemi redoutable, aussi est-il d’un réconfort certain de s’en faire un complice. Adèle sourit, respire, savoure.
En un mot comme en cent, Adèle est sacrément vivante et heureuse, parce que c’est ainsi qu’on se sent à pédaler sur les graviers toscans. Elle pense encore avec délectation : “Je pédale dans une carte postale…”
Au premier plan, Adèle et sa monture aux reflets de Chianti gravissent la pente douce et granuleuse d’une strada bianca. Laquelle, bardée de cyprès à l’exactitude géométrique circonvolutionne autour d’un mont de verdure aux intenses tons tantôt asperge, tantôt, émeraude, tantôt pistache, tantôt fougère, qui occupe le second plan. S’y trouve érigée une demeure provinciale tout à la fois massive et gracieuse, par l’encorbellement de ses niveaux, l’incurvation de ces ferronneries, le délicat de ses tonnelles, l’ourlet de ses tuiles.
Alors que l’aube, dans une marée de chaleur, percute les façades percées de baies vitrées imposantes, et enflamme le pigment des briques, se dévoile à l’arrière-plan un moutonnement agricole et forestier bien terrestre de collines aux hanches ceintes de bancs de brouillard sirupeux et fantomatiques. Et semble se dupliquer à l’infini sous l’œil conquis, ce même schéma artistique, esthétique, ergonomique, “toscanique” ! Pardi… : la route blanche qui scintille et sinue, le vallon aux verts intenses, les cyprès qui mènent à une résidence.
L'Eroica, la course héroïque des chemins blancs
Adèle vient de passer devant le panneau de la célèbre Eroica. Traversant la province, la course commence et se termine dans la ville de Sienne, avec un parcours de 176 kilomètres sur un terrain accidenté, dont quinze secteurs de chemins de gravier, pour un total de 71 km. L’arrivée est située sur la célèbre Piazza del Campo, au cœur de la cité médiévale, après avoir escaladé dans le dernier kilomètre la montée raide, étroite et très légèrement pavée de la Via Santa Caterina. Héritière de nos Paris-Roubaix et Tour de Flandres, c’est une chevauchée anachronique sur du relief allant de “incommode” à ouvertement “impraticable”. Ni plus ni moins que la version italienne des plus emblématiques courses d’un jour de Flandre, comme ne s’en cache pas le slogan publicitaire de l’édition 2015 « La Classica del Nord più a sud d’Europa » : la classique du Nord la plus au Sud de l’Europe.
Adèle a expérimenté certaines sections de routes blanches qui se muent parfois, au détour d’un mamelon herbeux ou à l’apogée d’un vallon oublié, en véritable épreuves pour vététistes. Elle y a négocié, depuis les cocottes de son guidon, le roc, le sable, le calcaire en blocs ou pulvérisé, la boue, la terre et l’herbe, des pentes taquinant les 16%, des traversées de champs ou de bois – quand bien même largement minoritaires, ces épisodes de lutte dans un circuit toscan marquent indéniablement le cycliste et confèrent à l’ensemble du séjour un caractère, oui, épique. Heureusement, dans l’ensemble, son tour de la Toscane s’effectue sur une majorité de pistes roulantes, occasionnellement utilisées par les voitures, ou bien de routes, tout simplement.
Créée en 1997, originellement l’Eroica se voulait être une cyclosportive atypique concourue sur des vélos anciens, selon un cahier des charges assermenté. L’événement s’est étoffé mais le cœur en reste fidèle à l’élan initial et fédère des énergumènes du cyclisme préhistorique depuis les quatre coins du globe. Un diplôme récompense les athlètes qui s’y lancent avec une bicyclette d’époque – c’est à dire antérieure à 1987 – dont les trois caractéristiques principales sont :
- leviers de vitesse sur le cadre
- gaines de frein extérieures au guidon
- cale-pieds avec sangles
L’ambiance est posée. Elle a un ton sépia !
Course atypique, l’Eroica dans sa déclinaison vintage est sans caravane ni véhicules suiveurs, chaque coureur, habillé en tenue de circonstance (jerseys, casquettes et lunettes d’époque), emportant ses outils et sa chambre à air de rechange croisée sur ses épaules. Les villages étapes, fortins médiévaux, sont de véritables rendez-vous pour les collectionneurs de pièces détachées pour vélos anciens et les points de ravitaillement se distinguent par leurs charcuteries et fromages, arrosés de chianti.
L’Eroica ne fait ni dans la demi-mesure ni dans la dentelle, c’est une fête du bien vivre et une ode à une époque avant d’être une compétition.
C’est au passage devant la maisonnée immense, qu’Adèle, les narines dilatées par les fragrances acidulées du matin, capte le fumet d’un gibier qu’on sèche, est-ce un sanglier ? Le gibier abonde en terres toscanes et la fine charcuterie se déploie sur tous les étals. Adèle l’a lu, à la Renaissance, le sanglier était l’un des animaux préférés des nobles toscans. À Sienne et à Florence, on le cuisinait in dolce forte, avec une sauce à base de panforte et de cavallucci émiettés – des gâteaux et biscuits aux épices – ou de chocolat fondu dans le beurre, de raisins secs, de pignons, de noix et de vinaigre, et le tout offrait de forts contrastes entre le sucré et le salé, appréciés à l’époque
Et voilà : Adèle a faim.
Mais à propos… que réserve le restaurant de l’étape ?
Il y a là une longue tablée que le soleil éclabousse d’une cascade de reflets. Les verres à vin y trônent en souverains et s’y répand, en arrière-plan, le musc olfactif du café. En cuisine s’assemblent des vastes assortiments, de prosciutto toscano, de salciccia da serbo, de pancetta. En la matière, l’excellence gastronomique s’obtient à partir de porcs de Cinta senese, une race élevée à l’état sauvage et semi-sauvage dans une grande partie de la province de Sienne, le sud de la province de Florence et le nord de la province de Grosseto, reconnaissable à la bande caractéristique autour du cou qui se distingue nettement du reste de la robe.
Le bœuf n’est pas en reste dans la gastronomie locale et on peut volontiers imaginer que se mitonne en cuisine la chianina ou la maremmana, d’autres types de viande bovine obtenus à partir d’animaux également sauvages ou presque. Ces délices carnés viendront rejoindre sur la table les pici, des pâtes originaires de… Toscane, pardi ! Souvent servies en secundi, elles ont un format cylindrique et fin, et se présentent regroupées en forme de nid comme les tagliatelles. Le bal sera complet avec un quart de tomme de pecorino toscano, fromage de brebis au lait entier et à la croûte noire caractéristique, accompagné de verres de chianti, la star viticole locale.
En cuisine, voilà Marco et Mattia qui se réjouissent, en fins gourmets qu’ils sont, du festin en devenir entre leurs mains expertes. Le métier de restaurateur prend ses lettres de noblesse en terres toscanes où le patrimoine gastronomique jette des ponts entre la haute cuisine et la tambouille populaire, les deux faisant concert sur les tables des enseignes de tous gabarits.
Pour cette fois, on mangera dehors, mais le restaurant recèle aussi des alcôves intimistes où les conversations comme les entrechocs des verres à pied s’étouffent sur le velours des fauteuils ouvragés.
Non loin de cette tablée gargantuesque en préparation, une terrasse en étage, à la charpente cossue, en surplomb d’une ruelle pavée que flanque un beffroi de briques rouille colonisé par le lierre au vert éclatant. Y résonnent les graves échos de la cloche, le piaillement des oiseaux et le feulement des chats sauvages, peut-être un vrombissement d’insectes besogneux qui transmettent le printemps comme une bienheureuse contagion. Alentour, des maisonnées endormies composent un village aux allures médiévales, perché sur sa colline comme il va de soi par ici.
Sur un banc, médite Peppe, doyen du village suspendu à sa clope, qui contemple d’un regard perplexe le pain sans sel acheté plus tôt à la boulangerie. Un peu plus loin, sirotant son café sous une arche commerçante, Emilio se demande s’il doit repeindre la camionnette de l’entreprise familiale.
Aux murs des façades pend du linge nimbé de rosée que le soleil âpre sèchera tantôt. Alors, Avile les rassemblera de ses mains épaisses et en expédiera le pliage avec un rire sonore de femme forte… C’est que la joie de vivre n’est pas une option et une fête se prépare, le banquet du village, cette tradition pluri-centenaire que la Toscane a hérité des ancêtres d’Avile.
Bien avant que la Toscane ne devienne mondialement connue pour ses routes blanches, ses olives ou son vin, elle était le foyer du peuple étrusque, une communauté agricole assidue. Jusqu’à ce que les Romains ne prennent le pouvoir, ce peuple d’artisans et de navigateurs tourné vers le monde dirigeait l’Italie centrale, construisait une civilisation florissante et développait même son propre style architectural et ses techniques de construction. Certes l’Empire romain a-t-il pris le contrôle de la région, mais les éléments étrusques sont restés populaires.
Acoquinés sur un banc, Lavinia et son papa Ernesto n’ont pas attendu les fortes chaleurs de l’après-midi pour prétexter d’une gourmandise et s’offrir des glaces au plus fameux comptoir du genre…
Le glacier artisanal et familial Dondoli n’est pas seulement le plus réputé au monde, c’est aussi l’un des moins chers de Toscane ! Pourquoi se priver ?
Nul doute que ce soir, après une journée d’efforts cyclistes, Adèle et sa troupe iront faire l’expérience aérée, crémeuse et fondante d’une gelato comme on n’en trouve qu’ici – bien que la recette de la “glace à l’italienne” semble bel et bien avoir été mise au point aux USA dans les années 30… L’occasion d’un trombinoscope de glaces variées et de faciès réjouis.
Adèle achève son parcours du jour en rêvant à la compétition mythique.
Dans le hall de l’agriturismo, des posters aux teintes pastels de la course épique. La standardiste parle haut et fort un français parsemé de roulements de tambours et lui indique en riant sa chambre. 109, c’est aussi le nombre de kilomètres au compteur pour aujourd’hui. La chambre ouvre sur un patio ombragé où Adèle cale son vélo, entre un figuier et une tonnelle. A une enjambée, une balancelle, tendue entre deux cyprès, semble suspendue au-dessus de la campagne environnante. C’est que depuis la colline où se perche l’hébergement, s’étire une Italie rurale en plein bourgeonnement. Le jaune vivace du colza, les pourpres délicats des roses et les rouges vifs de tulipes frêles, autant de tâches bariolées égayent un océan de verdure paisible que ponctuent comme des bornes régulières les silhouettes dignes des villas toscanes.
Adèle marche pieds nus sur le gravier, mêlant ses orteils à la terre de Sienne et elle soupire d’aise. Ernesto enlace sa fille qui part rejoindre une amie au parc. Il ébouriffe ses cheveux qui sentent l’été et soupire d’aise. Marco et Mattia se chamaillent amicalement, l’un armé d’une spatule, l’autre brandissant un fouet. Fabricio, le gérant, couve ses employés modèles d’un œil tendre et soupire d’aise. Avile se réjouit de participer au banquet du village tantôt, d’y échanger avec les villageois réunis par le même sens du convivial. Ils y feront bombance ce qui n’est pas pour lui déplaire. Elle soupire d’aise…. Emilio et Peppe se saluent avec la connivence des anciens qui se pratiquent depuis une éternité.
Et sur une branche d’olivier, près d’une mare, une Nette rousse mâle à l’œil cyclonique se goberge.
Il fait bon vivre, manger, voler ou pédaler en ces terres toscanes.
Ce reportage a été réalisé avec la complicité de l’agence de voyages à vélo Vélorizons.
Découvrez le circuit : Gravel en Toscane