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LES TERRES MYSTÉRIEUSES DU JAPON

Depuis 2010, Céline et Xavier Pasche nomadisent à vélo sur les routes du monde, posant chaque soir leur bivouac dans un nouvel endroit. Une vie de pleine nature qu'ils partagent avec leurs 2 filles nées en chemin, Nayla et Fibie. Le Japon est leur pays de cœur : ils y sont revenus 8 fois, ont pédalé dans 40 des 47 préfectures et ont roulé plus de 15 000 km entre les îles tropicales d’Okinawa...

chien viverin ou tanuki, personnage légendaire aux pouvoirs magiques © Céline Ollion Toscani

Je tiens la main de Fibie, ma fille de 7 ans. Ensemble, nous courons sur l’arrête qui nous conduit au sommet du mont Tarumae. Nous arrivons face aux fumerolles de ce volcan actif qui trône au-dessus de l’océan et des terres sauvages d’Hokkaido, l’île la plus septentrionale du Japon. Les odeurs de soufre chatouillent nos narines, pourtant une puissante sensation de liberté nous embrasse. En contre-bas, des lacs à l’eau cyan se dessinent au cœur des gigantesques forêts. Ils sont réputés pour contenir certaines des eaux les plus pures du pays.

De retour à la tente après cette longue journée, deux ombres apparaissent dans la pénombre. Des tanukis, les chiens viverins ! Une espèce de raton laveur qui est aussi un important symbole au Japon. Dans la mythologie, il est considéré comme un yokai, un esprit de la forêt aux pouvoirs magiques. Cette créature malicieuse et pleine d’humour peut se métamorphoser. Représenté avec un chapeau de pèlerin, un ventre rebondi et une bouteille de saké dans la main, il est surtout connu pour ses gigantesques testicules, qui lui servent de parapluie ou de filet de pêche. Leitmotif de notre chemin au Japon, les statuettes de tanuki apparaissent devant les restaurants, les petites échoppes ou les maisons.

Ce pays nous conduit au cœur de ses mystérieuses légendes prenant naissance dans les 14 000 îles qui composent l’archipel nippon. Pourtant, il nous a fallu du temps. Lors de notre première expérience en 2012 en couple, nous avions la sensation que le parfum subtil de cette terre nous échappait, tout comme les silences codifiés de cette culture raffinée restaient opaques à notre entendement. Qu’est-ce qui nous a fait revenir 8 fois, rouler dans 40 des 47 préfectures à ce jour et parcourir plus de 15 000 km entre les îles tropicales d’Okinawa où Nayla, notre première enfant, nageait avec les tortues et celle d’Hokkaido où nous avons vu les fameuses grues à couronnes rouges ?

Le Japon se trouve sur la ligne de feu du Pacifique. Sa terre volcanique est en éruption et plus de 110 volcans y sont actifs. Siège des dieux, ces cônes sont souvent des lieux de pèlerinages. Après chaque ascension, nous sentons cette puissante force de feu qui nous pousse à passer à l’action. Elle n’admet pas la demi-mesure, comme une invitation à la cohérence.

Sa topographie est un enlacement de collines verdoyantes qui plongent souvent dans les eaux profondes de l’océan. Les forêts se déploient à perte de vue parce que les pentes sont si abruptes. À vélo, nous le savons que trop bien. Des routes aux pentes à plus de 10 % font presque partie du quotidien, que ce soit en plein col ou sorti de nulle part, même en ville. Et puis il y a la tsuyu, la saison des pluies, lorsque des trombes d’eau se déversent. Le plus difficile devient alors de trouver un lieu pour planter la tente. Elle a eu flotté sur les flaques d’un terrain gorgé d’eau. Il ne reste plus qu’à espérer une accalmie et un peu de soleil pour sécher le tout le lendemain.

Les tremblements de terre sont aussi de la mise. Des secousses que les Japonais paraissent à peine percevoir, habitués à cette sensation. Pourtant, la première expérience est toujours mémorable. Soudain, on se sent humble, petit, face aux frissonnements de notre planète. Peut-être prenons-nous conscience de notre place au sein de ce monde. Mais pourquoi parler de toutes ces éventualités qu’un voyage à vélo même de 2 mois sur les terres nippones aurait peu de chance de traverser ?

Un jour, nous recevons l’invitation d’un moine Zazen de 83 ans. Il nous invite pour quelques jours dans son temple au cœur des montagnes, dans une chambre en tatami et en papier blanc quadrillé. Il nous reçoit avec une cérémonie du thé. Il nous explique alors comment les catastrophes naturelles sont intimement liées à la culture japonaise. L’esprit du Do, de la voie, à l’image du bushido des samouraïs qui suivent leur code d’honneur. Dans toutes les formes d’art, y compris les arts martiaux ou l’ikebana, il y a cette notion de quiétude intérieure, de discipline et d’obéissance à un maître. Ainsi, l’essence du Do, c’est une acceptation totale du monde tel qu’il est et un chemin vers une forme de maîtrise où la pensée et l’action deviennent une. C’est certainement cette acceptation qui permet à la population de vivre dans un lieu où les éléments sont si puissants.

L’esprit du Do pour nous, c’est aussi ce chemin qui nous guide depuis plus de 14 ans à travers le monde, toujours à vélo. Nos deux filles sont nées en cours de route. Nous vivons différemment, une tente et la voûte céleste comme maison et un jardin qui s’étend au-delà des frontières. C’est l’école de la vie avec comme professeur la nature, les personnalités que nous rencontrons et notre énergie à nourrir l’émerveillement. Nayla (2013) a roulé plus de 16 000 km à travers la toundra arctique, le désert de Gobi, ou les grandes métropoles de la Chine. Fibie (2017) a fait ses premiers pas dans une yourte avec un bol de lait de jument fermenté. Elle a observé les aurores boréales et a plongé dans la mer Noire en Bulgarie en plein hiver.

Alors pourquoi le Japon continue-t-il de nous appeler ? En 2015, nous roulons à Hokkaido vers les fameuses lavandes de Furano. Je suis enceinte. Soudain, le petit garçon que je porte naît à la vie, à la mort. Il s’est envolé et il ne me reste que mon ventre vide. Je hurle à la douleur de cette insupportable réalité. Au même moment, un typhon terrasse le petit village où nous nous trouvons. Les arbres s’abaissent devant la puissance du vent, les rivières sortent de leurs lits. Il n’y a que destruction et chaos. Je suis soulagée qu’il n’y ait aucune fatalité, parce que cela m’apaise, comme si enfin la nature pouvait me comprendre. La destruction était à l’extérieure et à l’intérieur de moi, et cela amenait un certain équilibre.

Ma boussole intérieure vacille, plus rien ne fait de sens. Pourtant le chemin m’appelle. Alors nous repartons sur nos vélos, errant dans les paysages sauvages de cette île du Nord. Ce sont eux qui me reconnectent lentement à la terre, à moi-même. Ses montagnes m’ont permis à nouveau de souffler pleinement, ses lacs cristallins ont accueilli mes larmes, ses volcans mes colères. Ces terres m’ont guérie. La nature a un puissant don que nous oublions parfois, celui d’apaiser nos plus grandes blessures, celui de nourrir notre force intérieure. La force, non pas de survivre, mais ce souffle de vivre, réellement, pleinement.

Nous faisons ainsi la rencontre d’hommes et de femmes, d’aventuriers, d’écrivains, de guides, de producteurs de riz, de faiseurs de sabres, de fabricant de sauce de soja impliqué dans tout le processus des plantations à la fermentation. Chacun à son histoire, pourtant ils sont tous en train de créer le monde de demain, en osant. En osant faire différemment, en osant vivre autrement, en osant suivre leur passion.
Puis, nous sommes appelés vers les terres mystérieuses du Japon.

Péninsule de Noto

Nous arrivons sur la péninsule de Noto. Une piste cyclable nous emmène le long de la mer, une des particularités de ce pays. Nous roulons à l’écoute des vagues et pouvons observer les poissons à travers l’eau limpide. Soudain, la voie débouche sur la plage. Sur 8 kilomètres, le trafic est autorisé. Le sable est dur et nous roulons sur les déferlantes. Nous poursuivons à travers les petits villages de pêcheurs aux maisons traditionnelles et arrivons vers les rizières en terrasse de Shiroyone Senmaida.

Elles représentent les paysages séculaires de la vie au Japon. Elles sont des miroirs qui reflètent le bleu du ciel, alors que de petites pousses vertes sont alignées. Nous roulons ensuite vers le village de sel à Agehama Enden, nature, culture et traditions se rencontrent. Le sel est récolté en utilisant un procédé unique à Suzu qui date de plus de 500 ans. C’est finalement les dauphins qui nous font signe par leurs fabuleux sauts alors que nous poursuivons notre route en direction du Nord.

Aomori

Nous plantons notre tente dans un des campings gratuits qui ponctuent le Japon. Ici, les couchers de soleil sont des boules rouges incandescentes qui descendent sur l’océan, à l’image du drapeau de ce pays. Nayla et Fibie dessinent paisiblement dans la tente. Soudain, c’est la confusion. La lampe accrochée à la toile se balance avec ardeur. Les matelas volent. Les crayons sont projetés et la toile se débat dans un bruit de froissement inquiétant. À la stupéfaction se mêle la terreur. « C’est le chaos ! » hurle Nayla.

Nous sommes à l’extérieur avec Xavier en train de préparer à manger. Un éclair a été le seul avertissement. Soudain, une puissante rafale fait voler quelques objets. À la prochaine, c’est le réchaud allumé qui est presque parti. La vitesse inouïe à laquelle cette tempête nous a assaillait est à l’image de son intensité. Tous les éléments se déchaînent.

« La tente va se déchirer ! Va dedans avec les filles ! » hurle Xavier pour contrer la fureur du vent, le bruit sourd du tonnerre et le déluge. Durant plus de 2 heures, nous sommes sur le qui-vive.

Le lendemain, le mont Iwaki se détache de l’horizon. Un somptueux strato-volcan qui donne du caractère aux paysages. Il surplombe les vergers de pommiers et de poiriers symbole de la préfecture d’Aomori. Nous allons arriver dans la ville pour le célèbre festival de Nebuta ! Un des plus connus au Japon. Ici dans le nord du Honshu, les matsuris sont surtout reconnus pour être envoûtants et passionnés ! 17 chars traversent la ville durant 6 jours. Le son des Taïko, les tambours japonais, résonne avec le chant d’Aomori « Rasserā » répété inlassablement. L’ambiance est incroyable, les chars illuminés sont fascinants, parfois effrayants, le son des Taïko nous fait vibrer ! Nayla et Fibie dansent et chantent toute la soirée sur ce rythme effréné !

Fukushima

Face à la chaîne de montagnes au nord-ouest de Fukushima, nous décidons de partir pour la « Bandai Skyline », une route de montagne spectaculaire. Cette voie, c’est surtout 1 600 mètres de dénivellation positive dans des pentes à plus de 10 % avec nos vélos qui pèsent plus de 100 kg chacun ! Un ours nous a poussés à partir dans le col à 15 heures. L’ascension est lente. Notre corps est transpirant, dégoulinant de l’intensité de l’effort et de l’humidité. Trois heures plus tard alors que les lueurs du crépuscule commencent à apparaître, nous découvrons un petit hameau où se trouvent des sources d’eau chaude. Il y a des onsens, les bains traditionnels japonais. L’eau turquoise et laiteuse à l’odeur de soufre détend nos muscles. Les onsens participent à la magie du Japon. Ils sont partout sur le territoire et offrent un plongeon dans la culture nippone, des moments privilégiés à rencontrer les locaux ainsi qu’une douce relaxation.

Nous plantons la tente de nuit dans le seul endroit plat.

Après deux jours de montée, nous sommes enfin au sommet du col, mais la vue est bouchée. Le lendemain, à 5 heures, nous réveillons les filles. J’espère que l’appel des volcans sera suffisamment puissant pour qu’elles aient l’énergie nécessaire à se vêtir dans le froid, à rouler quelques kilomètres, et à gravir le sommet du mont Azuma-Kofuji. Après quelques grognements, Nayla et Fibie s’habillent rapidement et nous partons pour l’aventure. Nous grimpons la pente abrupte du volcan lorsqu’un nuage nous enveloppe. Nous longeons la fine arrête, poussés par la force du vent hurlant et embrassés par l’humidité du brouillard. Pourtant, au moment de rejoindre le sommet de la caldeira, le ciel bleu se déploie. Nous sommes fascinés face à ce paysage unique.

Le mont Fuji

Nous longeons la vallée de Doshi qui nous emmène en altitude, dans la myriade de verts lumineux qui compose les montagnes luxuriantes. Soudain, le mont Fuji apparaît. Un cône blanc qui perce le ciel bleu roi. Voilà une entrée élégante. Le mont Fuji est impressionnant. Il culmine jusqu’à 3 700  m d’altitude. Les dernières pluies ont aussi retardé la floraison, nous arrivons donc au moment parfait.

Les fleurs de sakuras sont magnifiquement ouvertes. Une beauté éphémère que les Japonais célèbrent. Les symboles du Japon s’alignent simultanément pour nous. Nous choisissons alors d’embrasser ce moment. Fibie se glisse dans son kimono pour rouler à travers le parc. Le soir, nous campons devant le profond lac Motosuko, un miroir parfait. Nayla joue du ukulele au clair de lune avec la montagne sacrée qui se reflète en arrière-fond.

Péninsule de Kii

À Mie, les petits villages sont composés de maisons traditionnelles au toit de tuiles noires et au rebord relevé. Ils parent la nature d’une touche de culture. Ils ont été construits au cœur des monts que les feuilles tendres du printemps illuminent. Ici, nous ne pouvons être qu’au Japon. Soudain, une odeur nous transporte. Les théiers diffusent leur douce senteur. À chaque fois qu’une plantation apparaît, nous fermons les yeux pour humer le délicieux parfum. Nous plantons la tente sous une forêt de cèdres centenaires aux troncs massifs. Une odeur vivifiante et parfumée se dégage de ces essences. Nous sommes dans une vallée mystérieuse.

Nous poursuivons au cœur des montagnes de Kii, dans une région escarpée. Nous éprouvons dans nos corps ces routes sinueuses qui suivent le terrain parfois accidenté. Cette région est considérée comme une porte d’entrée sacrée vers l’univers secret, caché et invisible des kamis, les divinités shinto. À la recherche d’eau, nous découvrons une rivière.

Son eau turquoise et limpide sera notre source pour la soirée. Nous profitons aussi de nous y baigner. Parfois, nous avons aussi la chance de découvrir des chutes d’eau sous lesquelles nous nous rafraîchissons. Cette nuit, la voûte céleste est splendide. Elle est illuminée de milliers d’étoiles. Nous nous connectons à cette forêt sans fin, ce monde sacré d’où prennent naissance certaines des légendes nippones.

À Kumano Nachi Taicha, nous déposons nos vélos avec tous nos bagages dans le parking pour quelques heures dans une confiance absolue et montons une à une les marches en pierre au cœur d’une forêt de gigantesques cèdres japonais. Soudain, nous sommes face à l’une des images les plus célèbres du Japon traditionnel et spirituel, une pagode vermillon face à la cascade sacrée de Nachi. L’alliance de l’architecture traditionnelle avec la beauté de ce monde naturel est spectaculaire. La chute mesure 133 mètres de haut. Elle est considérée comme une entité divine à part entière et connecte le monde des humains avec celui des esprits et du cosmos.

Les monts sacrés de la péninsule de Kii semblent nous attirer à l’intérieur de terres sur les chemins ancestraux des pèlerins de Kumano Kodo. Nous décidons de suivre cet appel et partons dans les cols qui nous emmènent au cœur de ce paysage fantastique de montagnes luxuriantes. Nous longeons les rivières offrant des passages au milieu de ce relief de collines abruptes. Nous rejoignons les premiers onsens dans ces vallées perdues. Les singes sont présents et parfois ils jouent sur les branches au-dessus de nous. Le lendemain, les nuages restent accrochés aux montagnes et une fine pluie commence à abreuver la terre. Les prochains 1000 mètres de dénivellation gardent cette atmosphère mystique, entourés de nuages et de pluie.

Arrivés au col, nous trouvons rapidement un lieu pour planter la tente. Le lendemain, nous sommes au cœur du brouillard et il nous reste 30  km sur la skyline. Enfin, le soleil arrive pour nous sécher, nous réchauffer et nous offrir la vue sur les montagnes à l’infini. La route passe sur des arrêtes, de chaque côté les versants plongent des centaines de mètres dans l’abysse. Nous ressentons ce que les pèlerins d’autrefois vivaient, une communion avec la terre.

Dans les derniers kilomètres, nous longeons le ruisseau chantant qui nous emmène à Koyasan, le mausolée du célèbre moine Kobo Daishi. Partis des sanctuaires shintoïstes de Kumano né des anciennes traditions de la civilisation nippone, nous pénétrons dans un haut lieu spirituel du bouddhisme Shingon. En reliant les deux, nous passons d’une tradition à l’autre, comme autrefois lorsqu’elles étaient en syncrétisme.

Nayla et Fibie se transforment. Droites, élégantes, elles portent le kimono. Elles sont réellement entrées dans l’énergie de ce pays, après tous ces mois passés au cœur de l’empire du Soleil levant. Assise à l’entrée d’un petit temple, une inscription en kanji est visible « La sagesse se trouve au cœur de la montagne ».

À l’heure où nous publions cet article Céline, Xavier et leurs filles Nayla et Fibie poursuivent leur voyage au Japon. Vous pouvez les retrouver sur :

– leur blog Famille nomade à vélo : bikefamilynomads.blogspot.com
– leur page facebook : FamillePasche
– le site web ylia.ch  où l’on peut notamment commander le livre Famille nomade à vélo

Livre Famille à vélo autour du monde © Xavier Pasche