Un vélo à la flotte
Temps gris, dimanche d’automne, pas tout à fait midi. Sur les vaguelettes bleu-gris du lac du Bourget, trois canards et un voilier. Nous avons rendez-vous. Un rendez-vous qui n’a ni vraiment d’heure, ni même de lieu. Mais nous y sommes. Parce qu’aujourd’hui Félix et Chépa mettent un vélo-canoë-roulotte à la flotte.
Auteur
Texte : Adélaïde de Valence
Photos : Marine Ulrich, Julien Fritsch et Pascal Gaudin
Rubrique
Focus
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Je ne suis pas sûre que Félix, qui serre des mains inconnues et embrasse une vingtaine de paires de joues familières, ne sache vraiment comment il en est arrivé là. Sa voix enjouée se brise imperceptiblement sous l’émotion : “Vous êtes venus !”. À deux mètres de là, Chépa, sa poule rousse et dodue, picore dans son enclos et s’en fout complètement. Pas question qu’elle aille à l’eau.
Coup de pédale sur la jetée. Félix et son joyeux barda coloré partent à l’eau. “Pincez-moi, je rêve”, souffle une passante médusée, chignon blanc et lèvres pincées. On retient son souffle. “Maman, il va couler tu crois ?” Coup de pédale, même pas besoin de pagaie. Et hop, ça flotte ! Le ponton reprend son souffle à l’unisson. Félix et sa roulotte-vélo-canoë flottent. Un paradoxe, venant de celui qui aime à dire, de ses yeux malicieux et un peu bleus, “laisse couler, c’est bon”.
Depuis trois ans et demi, Félix Billey, vingt-huit ans au compteur, arpente les petites routes de France et parfois même de Suisse. À son rythme, sans hâte ni but. Au gré des rencontres, de la météo et des emmerdes. Semant une joie contagieuse, et avec une seule règle : “quand il pleut, je roule pas”.
C’est perché, hein ?
Quand nous nous sommes rencontrés, il avait les mains plongées dans la fibre de carbone. C’était dans un habitat partagé, planté dans les hauteurs de Chambéry, qui accueille décidément d’étranges oiseaux de passage. Félix était là depuis presque six mois et peaufinait les roues de sa caravane. Après avoir refait intégralement la coque de son étrange roulotte, afin de la rendre étanche.
Si vous vous demandez pourquoi, il vous répondra avec son étourdissant sourire : “bah, pourquoi pas ?”. En insistant, vous apprendrez peut-être que l’idée lui a été soufflée par l’un des habitants du lieu, un rêveur ascendant ingénieur.
Et si vous pensez que Félix fait un beau voyage, vous vous méprenez. Son vélo-canoë-roulotte à traction, lourd, lent, et avec sa drôle de gueule, c’est sa maison. Son quotidien fait de tout, et de pas mal de petits riens. C’est un mode de vie.
“C’est perché hein ?” Amusé, il guette du haut de son mètre quatre-vingt-cinq l’effet de sa phrase dans mon regard hagard. “Vouloir déplacer sa maison, ça a un côté inimaginable. En tout cas avant de le faire ! Au début, j’y croyais pas une seconde à mon truc. Mais après tout, qu’est-ce que je risquais à essayer ?” Alors il l’a fait. Il a dessiné ce qu’il avait dans la tête, imaginé son idéal, et s’est laissé embarquer.
Dans ses bagages, bien plus que de l’imagination
L’idée de la roulotte est née en 2018, au cours d’un voyage pendant lequel Félix a cultivé un petit rêve enfoui. “Je voulais vivre de pas grand-chose, à l’aventure, en nature. Je t’avoue que ça ne s’exprime pas tout à fait comme je l’avais imaginé, mais bon.” Au retour, il se met donc à fabriquer son habitat mobile. Une ossature en bambou avec des jointures en résine, recouverte d’une toile de yourte. Un châssis en carbone, bois et fibre de verre. L’isolation est sommaire, faite de couvertures de survie et de fines plaques de lièges gondolées. Niveau aménagement, on trouve un lit, une petite lampe alimentée par un panneau solaire, un poêle à bois qui sert tout à la fois de chauffage et de plaque de cuisson. Dans les coins, ici et là, une guitare, des feuilles gribouillées. Et des plans compliqués, au crayon à papier. La poignée de porte ? Une boite de cachous, “un cadeau”. Car Félix, qui vit sans argent, des dons, du glanage et de la débrouille, ne demande jamais rien.
La construction de sa roulotte, qu’il appelle tour à tour sa maison, son convoi, son véhicule, son palace, son palais, sa coquille, a été longue. Il y travaille pendant presque un an. Mais ce n’est pas tant les défis techniques qui le ralentissent. Ingénieur bois de formation, il a dans ses bagages bien plus que de l’imagination. Inventeur et bricoleur, il dessine et fabrique depuis 2014 des vélos qui ne ressemblent pas trop à des vélos. C’est d’abord un “quadri-tandem” qui sort du garage de ses parents. Une sorte de rosalie, qui requiert pour fonctionner, quatre paires de jambes et sur lequel il a même installé un four à pizza. “On faisait cuire des chamallow qu’on distribuait aux passants en roulant.” Sur l’idée de son frère jumeau, Tom Billey, le drôle de vélo deviendra aussi lieu de spectacle, d’où émergeront deux étés de suite concerts de violon, d’accordéon et de claquettes. “Tout était possible.”
Pas étonnant donc, de le voir se lancer dans un projet de vélo-canoë, construit pendant sa scolarité à l’École Nationale Supérieure des Technologies et Industries du Bois d’Épinal, entre 2014 et 2017. Au début, il n’a que 4 ou 5 vitesses et un unique frein à patin sur la roue directrice, qui est à l’arrière et qui fait aussi office de gouvernail. “C’est très casse-gueule dès que tu prends de la vitesse. Mais en fait ce vélo, il est prévu pour aller lentement.” Les améliorations se sont faites au fur et à mesure des casses, des rencontres et des occasions, uniquement avec des pièces de récupération. “Il a fallu changer pas mal de choses, le vélo supporte trop d’efforts. Mais je dois dire que je ne l’avais pas conçu pour tirer ma maison à la base !”
Aujourd’hui, le vélo-canoë a deux freins à disques mécaniques, une cassette dont seuls les grands pignons sont usés et pas moins de 4 plateaux, fabrication maison. Et après avoir cassé deux fois l’axe principal de son vélo, il s’était même lancé dans la fabrication d’un différentiel. Une pièce complexe, fabriquée sur-mesure avec l’aide d’un cadreur artisanal, Julien Fritsch. Mais entre casser et flotter, Félix a choisi. Et la pièce est restée sur l’établi.
Tu me dis, on peut ralentir
Niveau physique, aucune difficulté non plus pour Félix. Je l’ai compris la première fois où nous sommes partis rouler ensemble, au pied du Mont Granier. Moi sur mon gravel ultra équipé, lui sur la vieille randonneuse grinçante d’un ami. Au milieu de la première côte, je me retourne, un peu haletante : “Tu me dis si jamais je roule trop fort, on peut ralentir.” Regard consterné de l’intéressé, qui ne dit pas un mot. Oui, parce que Félix et le vélo, ça ne date pas d’hier. Et il y a peu de chances pour qu’il me demande de ralentir, tout bon abonné à la lenteur soit-il.
Ado, il partait avec son frère, canne à pêche bien ficelée sur le vélo, mouches faites maison plein les poches, pour titiller les poissons. Et pour trouver les bons coins, il fallait pédaler toujours plus.
“On pouvait faire 100 kilomètres pour trouver une belle rivière. Au final, on roulait toute la journée pour pêcher une petite heure. Mais c’était génial, et avec le vélo j’ai découvert une vraie forme de liberté.” Plus tard, il avalera sans aucune difficulté les 1 200 kilomètres d’un Paris-Brest-Paris. Mais si Félix sait tenir la distance, il ne fait pas la chasse aux kilomètres. Il navigue d’ailleurs sans compteur ni GPS. Depuis son départ, il estime n’avoir parcouru pas plus de 2 000 kilomètres. “Il faut reconnaître que regarder la pluie tomber, ça ne fait pas avancer. Mais bon, j’ai rien à prouver.”
La vraie difficulté résidait dans les questions qui se présentaient à lui chaque jour. “Je me demandais un peu ce que je foutais. J’avais 24 ans, j’habitais chez mes parents et les gens me mettaient en garde constamment. Bref, planter un clou devenait une montagne.” Et s’il finit par donner son premier coup de pédale, en février 2018, c’est uniquement parce qu’il se retrouve à la porte. Ses parents sont en vacances et lui, n’a pas ses clés. “Je me suis dit, c’est le moment, je pars. Sinon je ne partirai jamais. Je suis parti comme ça, presque sans rien. Je t’avoue que je pensais revenir au bout de trois semaines, dégoûté et le vélo plié.” Mais l’histoire s’est écrite autrement.
Sourire aux lèvres et yeux rieurs, Félix ébouriffe ses cheveux châtains déjà décoiffés. “Pour les gens, je suis un original, parfois même un marginal. Mais c’est une chance incroyable que j’ai de pouvoir vivre ça et de faire les rencontres que je fais.” Des rencontres fortes et sincères, comme en atteste l’émotion des gens qui l’entourent aujourd’hui, yeux humides et cœurs battants. Ils le regardent s’éloigner, lui et sa poésie, alors qu’il entonne, guitare à la main, bien installé dans sa caravane, qui flotte désormais : “J’emménage dans ma nouvelle maison, y’a pas de béton, pas de fondations, que de l’imagination, ma solution…”.
Félix de passage dans le jardin de Vélorizons